Comment bonifier les pratiques d’évaluation de la lecture de textes littéraires? (2/3)

Lecture : 10 min.
Mis à jour le 10 Mai 2021

Temps approximatif de lecture : 4 à 5 minutes

Partie 2 de 3 : Quelques outils pour réaliser un diagnostic

Par:

Martin Lépine*, Ph. D., didacticien du français, professeur, Université de Sherbrooke

Isabelle Nizet*, Ph. D., spécialiste de l’évaluation, professeure, Université de Sherbrooke

Judith Émery-Bruneau, Ph. D., didacticienne du français, professeure, Université du Québec en Outaouais

Suzane Hétu, M. Éd., conseillère pédagogique, Centre de services scolaire des Samares

Judith Marcil-Levert*, enseignante et étudiante à la maitrise, Université de Sherbrooke

*Membres du Collectif CLÉ

Cet article a été élaboré dans le cadre d’un partenariat entre le CTREQ et le Collectif de recherche sur la continuité des apprentissages en lecture et en écriture de l’Université de Sherbrooke. Plus de ressources des membres de ce collectif sont aussi disponibles sur le site du Réseau québécois de recherche et de transfert en littératie.

Dans une recherche en cours, une équipe interprofessionnelle regroupant des didacticiens du français, des spécialistes de l’évaluation et des praticiens offre une série de trois articles qui répondent à des questions complexes à propos de l’évaluation de la lecture de textes littéraires.

Cette recherche est financée par les Fonds de recherche du Québec ‒ Société et culture (FRQSC) dans le cadre d’une action concertée en littératie avec le ministère de l’Éducation du Québec.

Source de l’image : ShutterStock

Dans le premier article, nous avons vu qu’en matière de formation littéraire, lire ne se résume pas à décoder et à comprendre des textes. Lire et apprécier des œuvres littéraires, c’est plutôt construire des sens et des significations ainsi que formuler des jugements sur les textes lus, vus et entendus (Dufays, Gemenne et Ledur, 2015; Falardeau, 2003; Gabathuler, 2016; Lépine, 2017). Mais qu’en est-il de l’évaluation de ces actes de lire et d’apprécier des textes littéraires, et comment réaliser à ce propos un diagnostic des pratiques évaluatives d’une équipe d’enseignants? C’est ce qu’aborde ce second article de la série.

Une définition de l’évaluation de la lecture

Selon l’étymologie, le mot évaluation renvoie au mot valeur. Évaluer, c’est donner de la valeur à certains apprentissages liés aux différentes opérations de lecture que sont la compréhension, l’interprétation, la réaction et l’appréciation. En ce sens, évaluer le développement des compétences lectorales peut correspondre à deux perspectives différentes :

  • d’une part, valoriser des apprentissages en lecture et mettre en valeur un élève lecteur;
  • d’autre part, attribuer une valeur à des apprentissages en lecture.

Ces perspectives correspondent aux deux fonctions de l’évaluation que les enseignants sont amenés à considérer (Davies, 2008; Nizet et Hébert, à paraitre) :

  • l’aide à l’apprentissage en lecture;
  • la reconnaissance des acquis en lecture.

Pour l’évaluation en aide à l’apprentissage particulièrement, l’enjeu est de tout faire pour mettre en valeur l’ensemble des lecteurs de la classe, tant par rapport à leurs compétences (capacités de…) qu’à leurs appétences (gouts, préférences, désirs…). Avec cet intérêt porté aux lecteurs à former, il s’agit également de valoriser toutes les dimensions du rapport à la littérature des élèves et des enseignants (Émery-Bruneau, 2014), et non pas d’évaluer, de mettre en valeur, leurs seules connaissances :

  • épistémique (connaissances, savoirs, notions…);
  • praxéologique (pratiques, expériences, vécu…);
  • subjective (gouts, préférences, valeur attribuée…);
  • sociale (influences, interactions, rapports sociaux…).

L’inventaire des outils d’évaluation

Dans un premier temps, il est essentiel de faire l’inventaire des outils d’évaluation déjà utilisés par les membres d’une équipe d’enseignants. Il s’agit ici de regrouper les moyens et les outils d’évaluation en trois grandes catégories (Davies, 2008; Nizet et Hébert, à paraitre) :

  • les productions écrites et orales, textuelles et visuelles (questionnaires, schémas, exposés, etc.);
  • les observations (grilles, vidéos, etc.);
  • les conversations (prises de notes, échanges, etc.).

Au Québec, selon la Loi sur l’instruction publique, il appartient aux enseignants de sélectionner les moyens appropriés pour évaluer les apprentissages des élèves en lecture. Ces outils d’évaluation devraient être en adéquation avec les cibles d’apprentissage établies par les enseignants (ce qu’ils veulent que les élèves apprennent) et les pratiques d’enseignement (comment ils souhaitent faire apprendre les élèves).

Les critères d’évaluation en lecture

Dans un deuxième temps, à partir de cet inventaire, nous suggérons de déterminer les critères ciblés dans ces évaluations (par exemple, il faudrait le faire pour chaque question d’un questionnaire écrit). Au primaire comme au secondaire, les quatre critères d’évaluation des compétences lectorales sont :

  • la compréhension;
  • l’interprétation;
  • la réaction;
  • le jugement critique.

Attention toutefois, car en matière d’évaluation pour la reconnaissance d’acquis, certains critères ne s’appliquent pas à tous les cycles. Cela dit, il faut s’assurer que les critères d’évaluation ciblés sont en cohérence avec les objectifs d’enseignement et d’apprentissage préalablement déterminés. Cette approche permet d’éviter d’évaluer des apprentissages qui n’auraient pas été enseignés.

Dans cette optique, il serait pertinent, en équipe d’enseignants, de tenter de bien définir chacun des critères et d’élaborer conjointement une certaine planification, voire une certaine progression, par critère. Idéalement, cet exercice se ferait aussi en classe, en impliquant les élèves eux-mêmes au moyen de questions comme les suivantes (pour le critère « compréhension », mais à répéter pour les trois autres critères).

  • Qu’est-ce que « bien » comprendre un texte littéraire?
  • Quelle est la cible à atteindre, en matière de compréhension, pour notre niveau scolaire?
  • Comment peut-on rendre compte de notre compréhension d’un texte littéraire?
  • Quels moyens d’évaluation sont à privilégier afin de tous vous mettre en valeur en matière de compréhension d’un texte littéraire?

En ce qui concerne le critère spécifique lié à la compréhension, il faut tenter de formuler des questions afin qu’elles servent de tremplin vers des questions d’ordre plus affectif ou plus subjectif comme l’interprétation, la réaction et le jugement. Les questions visant la compréhension ne devraient pas être ainsi une fin en soi, mais plutôt un moyen pour attirer l’attention des lecteurs sur certains éléments clés d’un texte littéraire.

Les forces et les limites des outils d’évaluation

Dans un troisième temps, l’équipe d’enseignants est invitée à faire ressortir les forces et les limites des outils d’évaluation qu’elle utilise déjà.

Le questionnaire écrit : un exemple

Un questionnaire écrit qui ne comporterait que des questions de compréhension pourrait être bonifié en faisant de la place à des questions liées à l’interprétation, à la réaction et au jugement critique (au moins deux questions de chaque type afin de permettre aux élèves de ne pas avoir à jouer quitte ou double avec une seule réponse à une question). Un tel questionnaire écrit pourrait aussi être bonifié en insérant des temps de partage et d’échange collectif dans la démarche évaluative. Il pourrait être pertinent, à l’occasion, d’amener les élèves eux-mêmes à créer un questionnaire à partir d’un texte de leur choix.

Il ne s’agit donc pas ici de se débarrasser de tous les questionnaires écrits ou des autres outils d’évaluation déjà existants, mais de voir à les rendre plus dynamiques et plus enracinés dans l’ensemble des opérations de lecture (comprendre, interpréter, réagir et apprécier).

Une manière de bonifier un questionnaire écrit

Il est même possible de bonifier un questionnaire écrit en indiquant aux élèves du troisième cycle du primaire, par exemple, l’objectif de chaque section du questionnaire (dans cette partie, nous vérifions votre compréhension de certains éléments clés du récit… dans cette autre partie, nous cherchons à voir vos réactions plus personnelles…). L’objectif n’est pas de surprendre les élèves par des questions qui portent à interprétation, mais de vérifier l’atteinte de certains critères d’évaluation qui devraient être très explicites pour tous.

Pour éviter que les élèves se sentent piégés lorsqu’ils répondent à un tel questionnaire, il serait toujours préférable de formuler les questions avec un stimulus d’abord, puis la question et enfin la consigne. Par exemple, une question directe du type Quel est le personnage principal? serait plus précise formulée ainsi : Dans le récit policier que vous avez lu, plusieurs personnages entrent en relation. Cependant, un seul personnage est présent dans toutes les parties du récit [les deux dernières phrases servent de stimulus, de rappel, de mise en contexte…]. Quel est ce personnage? [La question est posée après le stimulus.] Sur les lignes qui suivent, indiquez le nom de ce personnage et justifiez votre choix à l’aide d’indices présents dans le récit [le tout se boucle par la consigne pour répondre à la question]. Cette formulation est plus longue à lire, mais elle permet de guider les lecteurs et d’énoncer des attentes claires pour les élèves. Paradoxalement, à l’oral, lors d’un entretien en lecture par exemple, les enseignants mettent naturellement de la chair autour de la question à poser.

Il est à noter qu’en lecture particulièrement, une activité qui, en soi, ne laisse pas de traces visibles, il est important de demander aux élèves, le plus souvent possible, de justifier leurs réponses en s’appuyant sur des indices présents dans le texte ou les images, indices qui peuvent renvoyer aussi à leurs expériences personnelles, à des connaissances, à des repères culturels et à d’autres textes littéraires.

La diversité des moyens d’évaluation

Il existe une diversité de moyens d’évaluation de la lecture, tant de type productions (écrites ou orales, textuelles ou visuelles) que de type observations et conversations plus informelles. Cette diversité permet de trianguler les sources de recueil de preuves ou de traces de l’activité du lecteur. Il est important alors, en équipe d’enseignants, de se questionner afin de multiplier les portes d’entrée dans la « boite noire », dans la tête des lecteurs (Nizet et Hébert, à paraitre).

  • Tous les outils d’évaluation que l’on utilise requièrent-ils que l’élève écrive sa réponse? Si oui, pourquoi ne pas utiliser l’oral et ainsi valoriser la lecture des élèves qui ont des difficultés en écriture?
  • Les outils d’évaluation sont-ils toujours individuels (questionnaires) ou parfois collectifs (cercles de lecture)? Serait-il possible de bonifier un outil plutôt individuel pour en faire un outil d’apprentissage et d’évaluation plus collectif?
  • Les outils sont-ils toujours plutôt longs ou plutôt courts à réaliser?
  • Les outils sont-ils toujours des instruments d’évaluation d’une performance à un moment précis (visant à reconnaitre des acquis pour le bulletin) ou sont-ils en évolution au fil d’observations et de conversations, laissant aux élèves des occasions de lire pour le plaisir, de se découvrir comme lecteurs, voire de se tromper et d’explorer différentes pistes de questionnement? D’ailleurs, y a-t-il possibilité de rétroactions fréquentes ou non, en cours d’évaluation?
  • Le texte qui sert à l’évaluation est-il toujours choisi par l’enseignant ou parfois laissé au choix des élèves, avec des justifications de leur choix?

Une deuxième conclusion

Ce deuxième article de la série fait ressortir toute l’importance de penser à trianguler les sources d’information qui permettent aux enseignants d’évaluer le développement des compétences lectorales de leurs élèves en limitant les biais causés pour une formule qui serait un peu toujours la même, qui servirait bien un peu toujours les mêmes élèves, mais qui, à l’opposé, nuirait un peu toujours aux mêmes… Pour la lecture de textes littéraires en particulier, il faut être attentif à ce que les moyens d’évaluation, au-delà des compétences à évaluer, stimulent le gout de lire des élèves et, surtout, à ce qu’ils ne les détournent pas, pour la vie, de la lecture.

En résumé…

Les définitions de la lecture, de l’appréciation et de l’évaluation

  • Lire, c’est construire des sens et des significations possibles des textes.
  • Apprécier, c’est formuler des jugements de gout personnels et des jugements de valeur rationnels.
  • Évaluer, c’est donner de la valeur à certains apprentissages liés aux différentes opérations de lecture que sont la compréhension, l’interprétation, la réaction et l’appréciation.

Le cadre d’analyse des dimensions du rapport à la littérature

  • Épistémique : savoirs, connaissances, notions…
  • Praxéologique : pratiques, expériences, vécu…
  • Subjective : gouts, préférences, valeur attribuée…
  • Sociale : influences, interactions, rapports sociaux…

Les critères d’évaluation de la lecture selon le ministère de l’Éducation

  • Compréhension
  • Interprétation
  • Réaction
  • Jugement critique

Les trois étapes à suivre afin de réaliser un diagnostic des pratiques d’évaluation

  1. Faire l’inventaire des outils d’évaluation déjà utilisés (en aide à l’apprentissage ou en reconnaissance d’acquis; productions, observations, conversations).
  2. Déterminer les critères d’évaluation qui sont ciblés dans ces évaluations.
  3. Faire ressortir les forces et les limites de ces outils en étant sensibles à la diversité des moyens d’évaluation (triangulation des sources de recueil de preuves ou de traces).

Références:

Davies, A. (2008). L’évaluation en cours d’apprentissage. Montréal : Chenelière Éducation.

Dufays, J.-L., Gemenne, L. et Ledur, D. (2015). Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe. Bruxelles, Belgique : De Bœck.

Émery-Bruneau, J. (2014). La littérature au secondaire québécois : conceptions d’enseignants et pratiques déclarées en classe de français. Lidil, 49, 71-89.

Falardeau, É. (2003). Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire. Revue des sciences de l’éducation, 29(3), 673-694.

Gabathuler, C. (2016). Apprécier la littérature. La relation esthétique dans l’enseignement de la lecture de textes littéraires. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

Gouvernement du Québec. (2020). Loi sur l’instruction publique. Québec : Publications du Québec.

Lépine, M. (2017). L’enseignement de la lecture/appréciation des œuvres littéraires à l’école primaire : enquête sur les pratiques déclarées et les conceptions d’enseignants québécois. Thèse de doctorat inédite. Montréal, Canada : Université de Montréal.

Lépine, M., Carpentier, G., Blaser, C., Nizet, I., Dezutter, O., Émery-Bruneau, J., Lavoie, C., Nadeau, M.-F., Tremblay, O., Hétu, S. et Sirard, A. (2019-2022). Interactions à l’oral dans les cercles de lecteurs d’œuvres littéraires au primaire : une recherche-action mobilisant des actrices de changement en matière de littératie. Action concertée : Programme de recherche en littératie.

Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2011). Cadre d’évaluation des apprentissages. Français, langue d’enseignement. Enseignement primaire 1er, 2e et 3e cycle. Québec : Gouvernement du Québec.

Pour consulter les autres articles de cette série:

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