Théorisation d’une pédagogie alternative de la technologie – Version intégrale

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Mis à jour le 09 Mar 2022

Problématique et objectifs

À la base de notre problématique, il y a le désir de réfléchir à la place que nous devons donner à la technologie en éducation dans la visée des grandes finalités éducatives, et notamment celle qui cherche à former des citoyens qui participent activement à la protection et à l’amélioration de la société. On pourrait ainsi croire que plus il y a de technologie, meilleure sera la formation des élèves et des étudiants dans une « société du savoir ». Si cette conception de la technologie est largement partagée, notre travail consistera à la remettre en question.

C’est ce que nous avons fait en interrogeant le rapport à la technologie en technologie éducative, mais surtout, en objectivant deux malaises qui constituent le point de départ de notre recherche. Le premier malaise, objet de plusieurs rapports du Conseil supérieur de l’éducation, est celui de la logique marchande qui viendrait, par la présence de la technologie, affecter les finalités de l’éducation. L’autre malaise, fortement en lien avec le premier, est le risque de déprofessionnalisation du métier d’enseignant qui pourrait devenir un simple utilisateur de solutions technologiques confiné à une approche du type « peinture à numéros », et remettant son « autorité » entre les mains d’une tierce personne.

Ce que la théorie de Feenberg nous apporte, c’est la capacité de concevoir la technologie non pas comme quelque chose de neutre […] mais plutôt comme quelque chose de socialement construit qui doit être investi démocratiquement parce qu’il change nos vies.

Est-il possible de concevoir la technologie comme n’étant pas simplement un outil qui requiert, comme peuvent le laisser croire les programmes de formation de l’école québécoise, des compétences qui sont surtout d’ordre méthodologique?

En fait, notre projet est d’explorer et de proposer d’autres dimensions qui seraient intrinsèques à la technologie et qui aideraient à l’atteinte des grandes finalités de l’éducation. Plus spécifiquement, nos objectifs de recherche consistent à s’approprier une théorie de la technologie que nous considérons compatible avec les grandes finalités de l’éducation, à proposer le hacker comme « incarnation » d’une telle théorie et à formuler des propositions théoriques qui pourraient enrichir le champ d’étude et d’intervention de la technologie éducative et ainsi constituer l’amorce d’une pédagogie alternative de la technologie. Il est à noter que cette thèse est théorique, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une étude sur « ce qui est », mais plutôt sur « ce qui pourrait être ».

Une théorie politique de la technologie

Notre première étape consiste à problématiser la conception de la technologie qui est généralement partagée. Pour ce faire, plutôt que de considérer la technologie comme une solution, nous l’avons considérée comme un problème. C’est ainsi, en s’inspirant des travaux du philosophe de la technologie Andrew Feenberg, que nous avons adopté une théorie de la technologie qui se trouve au croisement de la « construction sociale des technologies » et des « théories critiques ».

Nous empruntons à la construction sociale des technologies l’idée selon laquelle la technologie n’est pas déterminée par un critère général tel que l’efficacité, mais par un processus social qui permet de choisir entre des alternatives techniques. Par exemple, des auteurs comme Trevor Pinch et Wiebe Bijker ont démontré que la bicyclette, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’est pas le résultat d’une innovation qui évolue naturellement de manière linéaire et déterminée, mais plutôt le résultat d’une lutte entre le public, les sportifs et les ingénieurs. Cette remise en question du déterminisme technologique permet de renverser l’idée selon laquelle la technologie détermine presque totalement le social.

Les théories critiques, pour leur part, interrogent les valeurs qui sont contenues dans la technologie. Ainsi, on peut comprendre le « constructivisme critique » comme une théorie « volontariste », comme une « philosophie de combat », qui vise une plus grande démocratisation des systèmes et de la technologie. Plus spécifiquement, la théorie de Feenberg, que l’on peut qualifier de théorie politique de la technologie parce qu’elle laisse une place importante à l’intervention démocratique dans le choix d’une technologie, se divise en deux aspects. Il y a un premier aspect, où la technologie est comprise en termes de fonctions, et un deuxième aspect où la technologie est intégrée à son environnement physique et social. C’est cette deuxième étape qui est souvent ignorée, mais qui permet d’aller plus loin que l’analyse des fonctions d’une technologie en questionnant la façon dont elle change nos vies et notre environnement.

Ainsi, il est aussi possible de comprendre ce que produit la technologie dans un environnement social en termes d’exclusion, de contrôle, de pouvoir, de normes, de métiers, de rôles, etc. Cette actualisation concrète de la technologie permet aussi de questionner l’adéquation de la technologie avec les finalités éducatives. Il en résulte inévitablement des points de friction lorsqu’une technologie internalise des valeurs contraires à celles qui sont au cœur de l’enseignement. Par exemple, que penser du partage qui était une valeur dans le cas d’un livre papier, mais potentiellement un crime dans un format électronique? Pour Feenberg, il s’agit alors d’un moment d’initiative pour les acteurs que nous sommes, d’une occasion de « rationalisation démocratique » qui permettrait de changer les relations de pouvoirs et donc les normes.

Ce que cette théorie nous apporte, c’est la capacité de concevoir la technologie non pas comme quelque chose de neutre, que nous devons accepter parce que c’est le sens du progrès, mais plutôt comme quelque chose de socialement construit qui doit être investi démocratiquement parce qu’il change nos vies.

Une pédagogie hacker?

À quoi peut bien ressembler cette rationalisation démocratique qui permet de changer, voire de détourner, les valeurs et les effets des technologies? Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés au personnage du hacker.

Aujourd’hui, le terme hacker est souvent employé comme un synonyme de criminel informatique ou de terroriste. Bien qu’il faille reconnaître que la définition du hacker est assez floue, elle est tout de même loin du pirate qui vole des numéros de cartes de crédit.
Dès le début des années 1960, un groupe d’étudiants du Massachusetts Institute of Technology (MIT), membre d’un club de modélisme ferroviaire, vont utiliser l’ordinateur du laboratoire d’intelligence artificielle (MIT AI Lab) en le détournant de manière créative vers d’autres fins. C’est ainsi que sera codé les premiers morceaux de musique, et que sera créé Spacewar!, le premier jeu vidéo.

Véritable virtuosité technique au départ, l’action des hackers va prendre de la profondeur sociale, politique et philosophique. Au début des années 1980, Richard Stallman, chercheur au MIT AI Lab, a un problème avec le bourrage d’une imprimante Xerox. Il demande alors à la compagnie de lui fournir le code du pilote afin de l’améliorer, ce qui était d’usage. La compagnie a cependant refusé prétextant que les choses avaient changé et que le code serait maintenant fermé. Furieux, Stallman va fonder la Free Software Foundation (FSF) dédiée à la promotion des logiciels libres, et populariser un type de licence, le copyleft, garantissant 4 libertés pour l’utilisateur, soit la possibilité d’exécuter un programme, de le copier, de le modifier, et d’en distribuer des versions. Pour Stallman, ces droits sont inaliénables.

C’est ce type de création qui va permettre à certains auteurs de dégager ce que serait une « éthique hacker ». Pour le chercheur Pekka Himanen, les hackers auraient compris que c’est la connaissance, développée de manière passionnante et plaisante, qui a de la valeur, et non le produit de cette connaissance qui lui est éphémère. Augmenter la valeur de la connaissance consisterait donc à l’améliorer et à la partager afin de rendre possible la création, source de plaisir et de sens. Ainsi, la valeur serait dans la façon dont les hackers se transforment au contact de la technologie en permettant aux autres d’en faire autant.

Ce portrait du hacker montre que contrairement à ce que nous pourrions croire, ce n’est pas le concept de la technologie qui est central, mais plutôt ce qui se rapporte à l’identité, aux conditions de cette identité et à la capacité de promouvoir et d’améliorer ces conditions. Pour les hackers, la tactique, l’action, le moment de l’initiative consisterait à inclure des valeurs dans la technique qui leur permet de vivre selon leurs passions et qui donnent un sens à la vie.

Pouvoirs, technologies et éducation

Le hacker, à la lumière de la théorie de Feenberg, nous permet de comprendre les frictions entre l’identité hacker et certains pouvoirs de normalisation. Cette friction, qu’on pourrait considérer comme néfaste, est paradoxalement génératrice d’innovations.

Dans les faits, si une technologie ou un système est contraire aux valeurs des hackers en limitant, par exemple, l’accès à la connaissance, il y aura friction. Cette friction, le hacker va la déplacer en modifiant, en contournant, en construisant une façon élégante de redonner l’accès, et ainsi réinscrire cette technologie ou ce système dans un contexte qu’ils considèrent juste et démocratique.

Prenons l’exemple d’élèves d’une classe qui n’ont pas accès à Wikipédia à la suite d’une décision de la direction. Dans ce cas, l’enseignant pourrait utiliser cette friction comme une possibilité d’apprentissage en demandant à ses élèves de documenter la situation et de critiquer en quoi elle n’est pas concrète, c’est-à-dire en quoi elle ne tiendrait pas compte des valeurs et des finalités éducatives. Ensuite, l’enseignant pourrait amener les élèves à se demander comment avoir accès à cette ressource : copier Wikipédia sur DVD, utiliser un navigateur TOR, se brancher à un autre accès Internet, préparer une pétition, demander des lettres de parents, inviter un spécialiste, etc. Finalement, l’enseignant pourrait inviter ses élèves à présenter la réflexion et les nouveaux usages aux autorités afin de faire changer la norme pour tous.

Ces actions sur et par la technologie participent à faire des hackers ce qu’ils sont. Il y aurait donc l’affirmation d’un souci de soi par la construction de son identité, mais aussi, de par l’éthique particulière des hackers, d’un souci de l’autre. Aider l’autre à libérer ses potentialités humaines, c’est aussi libérer les siennes.

Conclusion

En conclusion, soulignons que cette thèse théorique, dont témoigne ce résumé aux nombreux raccourcis, permet néanmoins de percevoir les contours de ce que pourrait être une pédagogie alternative de la technologie non fondée uniquement sur les fonctions, mais aussi sur la signification de ces fonctions, de leur remise en cause et de leur réinscription dans un environnement démocratique où importe le souci de soi et des autres. Il est permis de croire qu’une telle approche pourrait émuler la formation de citoyens capables de faire face aux « frictions » de manière créative. La technologie ne serait plus seulement l’objet d’un savoir-faire, mais comme le disait Jacques Daignault, d’un « faire-savoir ».

Références bibliographiques

Daignault, J. (2005). Les TIC, un monde à partager http://aquops.qc.ca/nouvelles/LettreOuverte.pdf

Feenberg, A. (2004). (Re)penser la technique: Vers une technologie démocratique. Paris: Découverte / M.A.U.S.S.

Plante, P. (2011, mars). Technologie et valeurs: Histoires de houe, de tomates et de pont. Le Journal Autour de l’Île, 15(3), 7. Trouvé sur http://www.autourdelile.com/wp-content/uploads/2010/05/Mars-2011.pdf et http://patrickplante.org/2011/04/02/technologie-et-valeurs-histoires-de-houe-de-tomates-et-de-pont/

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