Un joyau méconnu: l’accélération scolaire
J’imagine déjà plusieurs lecteurs se placer en mode sceptique, pour ne pas dire carrément défensif, devant ce titre. Quoi? L’accélération scolaire serait un « joyau méconnu » ? Qui ose avancer pareille absurdité? Pourtant, ce jugement dithyrambique à propos d’une forme d’intervention qui cible spécifiquement les élèves talentueux sur le plan scolaire (les TPS) résume on ne peut mieux le consensus des spécialistes en douance ou en développement des talents scolaires [L’expression anglaise consacrée de « gifted education » est intraduisible]. Voici comment l’un de ces experts, James Borland, résume la situation dans son excellent manuel sur la douance.
L’accélération scolaire constitue l’un des plus étranges phénomènes dans le monde de l’éducation. Je ne puis imaginer aucune autre thématique où l’on observe un abîme aussi grand entre les résultats de recherche et les croyances des éducateurs. En effet, la recherche sur les effets de l’accélération scolaire est si uniformément positive, et les bénéfices d’une accélération bien planifiée si indiscutables, qu’il est difficile de comprendre comment un éducateur pourrait s’y opposer1.
Et pourtant, comme le laisse entendre cette citation, les résultats de centaines d’études démontrant sans équivoque les bienfaits de l’accélération scolaire n’ont pas réussi à contrer des croyances globalement négatives de la part d’une majorité d’enseignants, de professionnels, de cadres et de parents. L’accélération scolaire leur fait peur.
De quoi parle-t-on?
Ce constat d’efficacité s’applique-t-il à toute forme d’accélération scolaire? La réponse est « oui », un « oui » catégorique. Mais quelles sont ces formes? L’expression évoque spontanément chez la plupart l’image du saut de classe, sa forme la plus courante. Théoriquement, un saut de classe peut se produire à n’importe quel moment du cheminement scolaire, même au collégial ou à l’université. En pratique, à quelques rares exceptions près, on ne le retrouve au Québec qu’au primaire. Et les motifs de son utilisation ne sont pas toujours très « catholiques »! J’ai souvent entendu parler de sauts de classe motivés par un souci premier d’éviter le dédoublement d’une classe ou de réduire la tâche d’une enseignante.
Cette image spontanée du saut de classe cache une réalité beaucoup plus complexe. Dans un volume ancien sur le sujet, j’ai défini l’accélération scolaire comme « un ensemble varié de procédures administratives qui visent l’enrichissement du vécu scolaire de l’élève et qui ont pour caractéristique spécifique une progression plus rapide ou plus hâtive que la normale, par matière ou par classe2. » Cette définition dit clairement que l’accélération n’a pas pour but premier de raccourcir le cheminement scolaire, mais bien d’enrichir — en densité — le quotidien scolaire des élèves TPS. C’est cet objectif crucial d’enrichissement qui m’a amené à adopter l’expression « enrichissement accélérateur » comme substitut occasionnel à l’expression courante d’accélération scolaire.
Cette définition ouvre la porte à une diversité de formules accélératrices; de fait, plus d’une douzaine ont été recensées. Notons (a) l’entrée précoce au préscolaire ou au primaire, bien implantée au Québec depuis deux décennies, (b) les classes fusionnées qui permettent par exemple de couvrir le programme de trois années en deux ans ou de deux années en une seule, (c) l’obtention, grâce à des cours à temps partiel, de crédits de niveau collégial durant ses études secondaires (ex. le système américain Advanced Placement), (d) les écoles sans degrés, ou encore (e) l’accélération radicale où le saut couvre plus de deux années scolaires. Les lecteurs «séniors» se rappelleront peut-être la popularité des classes fusionnées (ex. 4e, 5e, et 6e primaires en deux ans, « Syntaxe spéciale » couvrant en un an les classes de Syntaxe et de Méthode du cours classique) des deux décennies qui ont précédé la révolution tranquille et la refonte du système d’éducation québécois.
Le pour
Quels sont les avantages de l’enrichissement accélérateur? S’il en est un qui se démarque c’est le fait que ces mesures constituent une réponse directe à la caractéristique qui distingue les élèves TPS de leurs copains, soit leur grande facilité et rapidité d’apprentissage. Pour ce dix pour cent approximatif d’élèves qui forment le groupe de tête, le curriculum régulier apparaît aussi lent que le rythme imposé à un conducteur coincé dans un bouchon de circulation. Ils assimilent toute nouvelle notion en quelques minutes, puis doivent attendre — plus ou moins patiemment! — que l’enseignant(e) ait répété à plusieurs reprises ses explications à l’intention des élèves qui assimilent à un rythme normal ou plus lent. Quelle que soit sa forme, l’accélération scolaire engendre de nouveaux défis d’apprentissage grâce à l’enrichissement en densité qu’elle offre aux accélérants. L’élève qui, par exemple, saute une classe se voit enfin confronté, au moins pour quelque temps, à une quantité significative de nouvelles notions à maîtriser. Cette démarche assure une motivation renouvelée, en même temps qu’elle offre l’occasion de faire face — enfin! — à de réels défis.
Le contre
Il n’est pas possible dans un si court aperçu d’identifier et de répondre à toutes les objections qu’invoquent les adversaires de l’accélération scolaire. Elles se regroupent essentiellement autour de deux thèmes : (a) des craintes associées à une réussite scolaire diminuée, et (b) des craintes qui visent l’adaptation sociale compromise des accélérants. Dans les écrits sur le sujet, ce second thème domine d’ailleurs de loin le premier. Enseignants et parents s’inquiètent en effet beaucoup des difficultés d’adaptation sociale que connaîtront ces jeunes tout à coup transplantés dans un groupe de pairs plus âgés. Pourtant, la recherche sur cet impact négatif potentiel infirme clairement la validité de ces craintes, comme elle infirme d’ailleurs celle des difficultés de réussite scolaire, à la condition bien sûr que le geste accélérateur soit bien planifié.
D’ailleurs, il importe de bien relativiser ce supposé écart d’âge entre les accélérants et leurs pairs du groupe d’accueil. Par exemple, dans le cas de l’entrée précoce, les jeunes élèves admis ont pour la plupart leur date de naissance en octobre ou novembre, soit tout au plus un mois ou deux de moins que les élèves les plus jeunes—nés en septembre—et admis sans dérogation, et surtout sans se préoccuper le moindrement de leur préparation scolaire adéquate ou non. D’ailleurs, une importante étude réalisée à l’UQAM a démontré l’impact positif de cette mesure, à court et à moyen terme. Il en ressortit que les jeunes les plus à risque de mésadaptation n’étaient pas les accélérant(e)s, mais les garçons les plus jeunes de la cohorte normalement admise.
Bien sûr, il ne faut pas attendre de ce type d’initiative, pas plus d’ailleurs que de n’importe quelle autre intervention éducative, un succès à 100%; certains élèves profitent beaucoup, d’autres moins ou même pas du tout de l’une ou l’autre de ces interventions. Malheureusement, dans le cas de l’accélération scolaire, les quelques rares échecs font souvent la manchette, cependant que les réussites, qui représentent pourtant la quasi totalité des cas, passent inaperçues. Comme le dit l’adage : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire. »
Le comment
Il y aurait de nouveau bien plus à dire sur ce sujet que ne le permet ce survol. Dans le volume ancien déjà mentionné, j’ai consacré un chapitre entier sur les modalités d’implantation d’un bon nombre de formules accélératrices. Je me suis même amusé à pondre une douzaine de commandements3. Voici quelques recommandations cruciales tirées de ce texte.
Premièrement, il y a lieu de s’assurer d’un désir réel de l’élève de bénéficier d’une telle mesure. C’est à mes yeux le critère primordial, et il s’applique même dans le cas de l’entrée précoce au préscolaire. Deuxièmement, il est recommandé de privilégier des démarches accélératrices en groupe (petit ou grand); elles assurent un environnement de pairs accélérateurs qui pourront s’apporter un appui mutuel durant l’adaptation post accélération. Troisièmement, il est important de bien vérifier à la fois une bonne avance scolaire et d’excellentes aptitudes d’apprentissage (douance intellectuelle).
Quatrièmement, il faut s’assurer d’une ouverture des parents à cette démarche, mais exempte de pressions indues de leur part. Finalement, il importe de sensibiliser l’enseignant(e) du groupe d’accueil afin d’assurer un climat positif durant l’insertion.
Afin de faciliter le travail d’évaluation de la désirabilité d’une telle démarche, une équipe de professionnels américains a mis au point un outil qui permet d’inventorier toutes les informations pertinentes à une prise de décision éclairée; il s’agit de l’Iowa Acceleration Scale.
Osez confronter vos craintes
Il y a quelques années, un petit groupe de spécialistes décida de lancer une offensive médiatique pour tenter de contrer le courant d’attitudes négatives, ou à tout le moins sceptiques, vis-à-vis de l’enrichissement accélérateur. Ils obtinrent l’appui d’une importante fondation américaine pour produire et diffuser deux documents : (a) une recension des études scientifiques sur l’impact de la plupart des types d’accélération scolaire, et (b) un document synthèse de facture plus vulgarisée destiné à un très large auditoire : enseignants, cadres et professionnels, et bien sûr parents. Pour maximiser la diffusion de ce second document, ils obtinrent des autorités de la fondation qu’il soit traduit en dix langues, dont le français. Il est disponible ici. Notez son titre, à dessein combatif.
Notes
1 Borland, J. H. (1989), p. 185. Référence complète plus bas.
2 Gagné, F. (1986), p. 16. Référence complète plus bas.
3 Ibid., p. 283.
Lectures suggérées
- Borland, J. H. (1989). Planning and implementing programs for the gifted. New York: Teachers College Press.
- Colangelo, N., Assouline, S., & Gross, M. U. M. (2004). Une nation trompée: Ou comment les écoles freinent les étudiants américains les plus brillants (volume I). Iowa City, IA: The Connie Belin & Jacqueline N. Blank International Center for Gifted Education and Talent Development. [Disponible gratuitement, tout comme la recension des recherches (volume II, en anglais seulement), en version électronique sur ce site].
- Gagné, F. (1986). Douance, talent et accélération: Du préscolaire à l’université. Montréal : Centre Éducatif et Culturel. [Épuisé, mais disponible dans la plupart des bibliothèques publiques]
- Gagné, F., & Gagnier, N. (2004). The socio-affective and academic impact of early entrance to school. Roeper Review, 26, 128-138.
- Gagnier, N. (1999). L’adaptation socio-affective et scolaire des élèves admis à une entrée précoce au préscolaire. Thèse doctorale non publiée. Montréal, QC: Département de psychologie, Université du Québec à Montréal.
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